CHAPITRE I

— Docteur Chapel, le 13 a encore piqué une crise !

— Pauvre femme, vous savez, Madame Henriot, c’est quand même terrible ce qui lui est arrivé.

— Je lui ai administré une forte dose de somnifère, elle dort maintenant. Je l’ai changée de chambre ce matin, ses cris devenaient insupportables pour les autres malades.

— Pensez-vous que nous arriverons à guérir son corps et surtout son esprit ?

— Avec le temps peut-être, Madame Henriot, la cécité ne semble que provisoire, enfin, j’espère !

— Pauvre femme, si elle s’en remet un jour, cela sera terrible de lui annoncer qu’elle a causé la mort de son mari.

— Oui, je sais, je sais.

— Et sa fille, à propos, qui s’en occupe ?

— Son oncle, il en a obtenu la garde, d’ailleurs, il doit venir cet après-midi, depuis le temps qu’il harcèle l’hôpital, j’ai craqué et le lui ai permis. Ouvrez la porte, je vous prie, je vais l’examiner.

— Alors docteur ?

— Alors, alors, Dieu seul le sait !

Ses brûlures sont presque guéries, mais sa raison !…

Enfin, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour la lui rendre, bien qu’au fond de moi-même je redoute un peu cet instant, car il faudra bien qu’un jour ou l’autre elle sache la vérité. Peut-être est-elle plus heureuse comme elle est !

Enfin, le temps efface bien des douleurs …

— Je sais docteur, je sais, mon fils aurait eu 17 ans hier.

— Je vous demande pardon, la vie n’est pas toujours très généreuse, mais c’est la vie, et il faut l’aimer, car la vie nous aime.

— Bonjour madame, puis-je voir le docteur Chapel, je suis Georges Bertrand, j’ai rendez-vous.

— Ah ! Oui, monsieur Bertrand, vous êtes un parent du 13, je crois ?

— Son beau-frère.

— Veuillez patienter quelques instants, je vais voir si le docteur Chapel peut vous recevoir.

 

Il se pose sur un banc du couloir, ces lieux lui semblent vides, froids, sans âme. Son regard erre sur la pâleur des murs.

Il est l’étranger.

Il est une chose, un petit détail gênant, incohérent, dans une vision flasque. C’est donc dans ce lieu qu’elle est, c’est donc dans cet endroit qu’elle vit depuis bientôt six mois.

Lors, son cœur lui fait mal, ses pensées le brûlent.

Elle, si gaie, si vive, si belle, en un monde décalé, artificiel et monotone. Et dire qu’elle est là, et dire que c’est le sien.

Combien de fois a-t-il envié son frère, l’a-t-il maudit, et aujourd’hui…

Un douloureux remords se mêle à l’amertume de son existence. Il se sent laid, il se sent odieux, mais son amour est le plus fort. Il la veut, elle, la femme de sa vie, celle qui a hanté ses rêves les plus fous, celle qui n’a jamais cessé de torturer son esprit embrouillé. Car elle est si belle, car elle est si femme. Combien de fois était-il resté seul avec elle !

Assis, silencieux, ne se contentant que d’elle, que de la voir, de l’entendre et de l’aimer dans la plus grande des tristesses et dans la plus profonde intimité de son cœur.

Mais elle n’a jamais compris et l’a fait souffrir, souffrir avec sa gaîté et sa cruelle amitié. Mais à présent, c’est fini, il n’est plus timide, il n’est plus craintif, il n’est plus ce cher beau-frère. Il la prendra, il la prendra car elle a besoin de lui, comme il a besoin qu’elle ait besoin de lui.

Ses pensées voguent ainsi dans l’atmosphère, un étrange rayon s’échappe de ses yeux. Il se confond presque avec les gens d’ici, et nul observateur venant de l’extérieur, ne pourrait distinguer cet homme des pensionnaires de tout cet hôpital. Son regard est vide et ses pensées absentes, il semble si petit dans ce couloir sévère.

Le temps lui paraît d’une longueur immense, tout est flou, cataleptique et glacial. Mais d’un froid qui transperce, mais d’un froid qui surchauffe, c’est un lieu sans âme.

Quelques gouttes perlent son petit front tassé, il fait lourd et pesant, cela vous chauffe le corps et vous glace le cœur.

Et puis, un bruit de pas, un frottement de blouse, un rien de bavardage.

— Veuillez me suivre Monsieur Bertrand, le docteur Chapel va vous recevoir.

— Non, non, non et non ! Il n’en est pas question, cette femme ne quittera pas cet établissement avant d’être totalement guérie. Elle a besoin de soins. N’insistez pas, tout ce que je peux faire pour vous, c’est vous autoriser à la voir.

— Mais docteur, je la soignerai, je lui donnerai le calme et le repos, et surtout je vais l’aider, l’aider à oublier le drame atroce qu’elle a vécu. C’est la femme de mon frère, je dois à sa mémoire de m’occuper d’elle.

— N’insistez plus, je vous autorise à la voir, c’est déjà beaucoup !

— Comment est-elle, comment va-t-elle ?

— Comme quelqu’un qui a perdu la raison et qui a été gravement brûlé. Allons, ne faites pas cette tête là, peut-être vous reconnaîtra-t-elle et guérira-t-elle vite, pour l’instant, elle est calme. Rien ne justifie sa cécité, pour moi, elle est temporaire. Je ne sais pas, c’est comme si elle refusait de voir … peut-être …

— Peut-être ?

— Oh, qui sait, un miracle !

— Vous y croyez ?

— Mon cher, tous les docteurs croient aux miracles, au miracle de la médecine et de la volonté humaine, et de Dieu, s’il existe ! Prêt ?

— Prêt.

— Entrez, entrez seul, je reste à la porte, j’espère ne pas avoir à intervenir.

Il pousse doucement la porte de la chambre et jette son regard sur la blancheur du lit.

Elle dort. Elle. C’est elle. Comme elle a changé !

Pourtant ses yeux lui paraissent les mêmes, qu’importe s’ils sont clos, sa bouche semble comme autrefois l’appeler, et ses petites mains faites pour être réchauffées dans le creux des siennes. Il se sent fort, il se sent semblable au prince charmant allant délivrer sa belle avec un baiser amoureux, mais, il n’ose pas l’embrasser, il n’ose rien.

Simplement, il reste là, immobile. Enfin, il s’assoit sur le lit grinçant, et enveloppe très tendrement l’objet de sa convoitise. Ouvrira-t-elle les yeux ? Il l’espère de tout son cœur, il l’espère, l’espère …

Un soupir trouble la chambre silencieuse, elle bouge la tête. Elle ouvre d’un coup ses grands yeux cernés.

— Ah ! C’est toi mon amour, enfin, amène-moi vite à la maison, emmène-moi loin d’ici, où est notre fille, où est-elle ?

 Il la regarde, et son regard marque autant l’étonnement craintif que la froide satisfaction d’une confusion terrible, mais qu’il sait pourtant inespérée.

— Mais réponds-moi, pourquoi ne me réponds-tu pas ? Es-tu vraiment là ? Cette fois-ci, je ne rêve pas, emmène-moi, emmène-moi, je t’en prie, emmène-moi très loin d’ici !

— Oui, ma chérie, je te le promets, je te le promets !

Elle se lève, d’un bond et avec force. Elle semble avoir retrouvé toute sa vigueur, toute sa jeunesse et sa passion de vivre. Il la serre très fort dans ses petits bras mous, et elle pleure, elle pleure, pleure…

— Docteur, docteur, elle est guérie, elle est guérie, venez, venez, je vous en prie, venez !

Le docteur entre.

— Bien, bien, mon petit, ça va, vous reconnaissez Monsieur ?

Elle le fixe craintive avec un regard vide. Elle ne peut pas parler. Mais enfin, qui est-il, et que lui veut-il ?

Son homme est bien là, il va l’emmener, pourquoi cet homme en blanc est-il revenu ? Il lui a fait assez peur la dernière fois, que lui veut-il ? Oui, oui, il veut l’empêcher de quitter cet endroit, elle est prisonnière, il est son bourreau. Combien doit-il être méchant et sans pitié pour la cloîtrer ainsi, et pour la séparer de son homme et de sa fille ! Alors, elle crie, elle crie du plus profond de son être, elle crie, elle crie encore.

— Vite, une piqûre !

Elle se débat, elle mord, elle hurle, elle frappe…

Et puis, et puis plus rien, rien que la même lassitude, rien que la même confusion et rien que le même ennui.

— C’est vous, c’est vous qui lui avez fait peur ! Elle est guérie, elle est guérie vous dis-je. Mais n’avez-vous donc pas de cœur, vous autres médecins ! Elle a besoin de moi, je vais l’emmener, la soustraire à votre torture, je vais …

— Vous n’allez rien faire du tout. Cette femme est dans une période d’agitation, de mutation, la sortir d’ici serait dangereux, allons, venez !

Il referme la porte.

— Écoutez, nous ne voulons que son bien, votre présence ici n’a fait que provoquer une crise encore plus aiguë. Allons, cessez de me regarder ainsi, plus tard, nous verrons !

— Mais, elle m’a parlé, elle veut même voir sa fille, elle se souvient, elle est guérie !

— Allons, allons, calmez-vous, nous reparlerons de tout cela plus tard, elle a besoin de repos.

— Plus tard, plus tard, vous autres médecins, vous ne savez dire que cela, et s’il est trop tard, plus tard ? Mais je reviendrai, je reviendrai pour la prendre, souvenez-vous- en bien, je reviendrai !

— Vous voilà bien pensif docteur Chapel !

— Eh oui ! Madame Henriot, que voulez-vous, cette scène m’a bouleversé, cet homme semble très attaché à sa belle-sœur, enfin, venez, d’autres malades nous attendent.

Depuis ce jour, il ne pense à rien d’autre, il doit la sortir de cet enfer. Il passe son temps à épier l’hôpital, à scruter cette cour où les malades dociles sont en semi-liberté. Mais, il n’est pas entièrement malheureux, car elle l’a pris pour son frère.

Enfin, elle l’aimera. Jamais il ne lui dira la vérité.

A présent, il ne hait plus son frère, il ressent même pour lui une vague impression de tendresse qui se fond presque à son ancien sentiment de jalousie destructrice. Tous les jours, tous les jours il est devant l’hôpital. Il a quitté son travail, il vit de presque rien. Il ne veut pas toucher à la fortune de son frère dont il est devenu l’administrateur, il la garde pour elle, pour quand elle sera libre, pour quand il l’emmènera loin, très, très loin. Un matin, une joie sans pareille, une terrible émotion…

Elle est là, dans la cour, assise sur un banc, seule, silencieuse.

Enfin, ce qu’il n’espérait plus, ils l’ont laissée sortir, les infirmières discutent de l’autre côté de la cour. La grille est fermée, mais aucune importance, il a un passe-partout, qui d’ailleurs lui a coûté une petite fortune, mais dont le prix à cet instant précis lui semble bien dérisoire. Il entre discrètement, se fait tout petit, encore plus petit qu’il n’est.

— Chut ! C’est moi, c’est moi ma chérie. Non, non, ne dis rien, viens, viens vite, je vais t’emmener loin d’ici.

— Et Janine ?

— Elle est à la maison, chut, viens vite !

Son cœur n’a jamais battu aussi vite, aussi fort, il a peur, mais le destin semble l’aider, car, au même moment, un malade entre en crise de l’autre côté de la cour et monopolise tout le personnel. Il profite de la confusion pour s’échapper avec elle.

Il n’est vraiment soulagé que lorsque sa voiture démarre.

— Docteur Chapel, docteur Chapel !

— Oui, qu’y a t’il encore ?

— Cette femme, le 13, elle a disparu.

— Ah oui ! Et bien signalez sa disparition, cherchez-la.

— Mais son beau-frère, vous ne croyez pas que …

— Madame Henriot, je vous prie de ne pas accuser sans preuve les honnêtes gens, et de vous mêler de vos affaires si vous voulez rester dans cet hôpital.

— Excusez-moi docteur, je…

— Ça va, ça va Madame Henriot, allez vous occuper des formalités.

Pauvre Madame Henriot, j’ai été un peu dur avec elle, pense-t-il, mais c’est peut-être mieux ainsi, j’avais des remords pour cette pauvre femme. Et il s’en va, les mains dans les poches, les yeux fixés sur l’hôpital, perdu dans ses pensées.

Comment a-t-il fait pour atterrir ici, lui, le grand chirurgien, tout cela lui semble si lointain. Il n’oubliera jamais la faute qu’il a commise sur cette femme. Il n’aurait jamais dû l’opérer. S’il avait su. Si seulement il pouvait revenir en arrière. Il en a assez, la vie a été trop injuste avec lui, il est seul, il se sent vieux, il se sent inutile, et plus encore, nuisible. Oui, il va tout quitter, il va partir dans sa propriété d’Aubagne. Dans cet endroit qui l’a vu naître, cette maison de son enfance, ses souvenirs de jeunesse lui tiendront compagnie. Là-bas, loin, très loin, alors peut-être, peut-être trouvera-t-il autre chose que l’angoisse, autre chose que la solitude.

Lina Chelli

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