LA RENCONTRE

Un jour de mai 2021, lautremag.news pénètre l’antre de l’artiste-peintre Michel Jouenne, à Meudon. Sitôt le seuil franchi, le choc est grand, l’émotion palpable, de part et d’autre.

C’est au cours de l’été 2020, lors de l’ouverture du tout nouvel Espace Jouenne, à Marseille, que nous avions fortuitement rencontré l’Œuvre, puissante et vibrante, de celle qui vous happe instantanément.

Cette fois, se tient devant nous l’Homme Michel Jouenne. Son regard bleu océan nous accueille avec délicatesse.

Nous pénétrons sa maison-atelier où tout espace, tout recoin, est mangé de toiles. Des objets usuels ou hétéroclites, rares, parfois précieux, font de cet atelier un véritable cabinet de curiosité. Mais à 88 printemps, la curiosité la plus vénérable, c’est bien lui, l’artiste, Michel Jouenne.

DE LA MATIÈRE AVANT TOUTE CHOSE

Michel Jouenne voit le jour le 25 janvier 1933 à Boulogne-Billancourt. Fils d’un ingénieur chimiste des Arts et Métiers et d’une décoratrice sur porcelaine de la célèbre Grande Manufacture de Sèvres. Ainsi on comprend que l’art le cueille au seuil de son enfance.

A 16 ans, une première récompense vient couronner l’exposition de 3 aquarelles et sa jeune habilité.

Mais au sortir de la guerre, qui l’a privé d’un père mobilisé et fait prisonnier, les temps sont difficiles.  Michel Jouenne comprend alors qu’il devra assurer sa survie et son avenir.

Il réussit le concours de la Ville de Paris et devient professeur de dessin. A 25 ans, il rencontre la compagne d’une vie, la tendre Simone.

3 fils naîtront de leur union : Christian, François et Bernard. 2 d’entre eux aujourd’hui garants de son œuvre et de sa mémoire.

MICHEL JOUENNE, UN MAITRE INCONTOURNABLE DE LA FIGURATION GESTUELLE

Face à nous se tient l’artiste du haut de son grand âge. L’homme, artisan de la belle ouvrage, a repris ses tubes, ses brosses, ses couteaux, et spatules le temps d’un instant.

Il peint.

Autour de lui, ses toiles le contemplent.

Eclaboussures, bavochures, pavés monochromes, huiles peignées et balayées, ses gestes épousent tantôt la houle, tantôt le ressac des marées, la morsure du vent, les brûlures de l’iode et celles du soleil.

Le créatif travaille principalement sur le motif, avec urgence.

Une urgence que son propre geste lui impose. Longtemps, une bonne peinture se devait d’être lisse, achevée, gelée sous maintes couches de glacis. L’imperfection, les hasards de pâte, la main de l’artiste, sa trace fougueuse, ses émotions, bannis !

CE N’EST QU’AU DERNIER QUART DU 19 EME SIECLE QU’EMERGE LA PRESENCE PHYSIQUE DE L’ARTISTE DANS SES OEUVRES

Or, tout œuvre part d’un geste ! Le geste créateur qui s’exprime par une gestuelle physique.

Comme Michel Jouenne, Francis Bacon juge qu’une peinture réalisée dans l’urgence gestuelle « touche plus violemment le système nerveux ».

Michel, en écho à Bacon, offre au hasard un rôle prépondérant : celui de co-créateur.

S’armant de couteaux, de brosses épaisses, ou même de ses doigts, il sténographie sa propre sensation aux vues des paysages qui l’émeuvent. Par cette énergie faite d’empreintes, signe l’instant présent, l’expérience vécue ici et maintenant.

Voilà pourquoi l’on est saisi, ému, figé et pantelant d’émotion à la contemplation des toiles de Michel Jouenne. C’est au centre de ses émotions intimes, souvent violentes mais aussi tendrement contemplatives, en laquelle ses toiles nous plongent.

L’ADMIRATION DE SES CONTEMPORAINS

Ses contemporains ont reconnu en lui un des leurs.

Ainsi, le grand romancier Hervé Bazin, l’auteur de Vipère au poing, écrit de lui, en 1956 dans Qui j’ose aimer (Ed Grasset & Tartas, 1986, illustré par M.J.) :

« Nous sommes devant une œuvre peu répétitive dont la manière est pourtant assez personnelle pour se reconnaître aussitôt. Les tons chauds y dominent de loin les tons froids.

Par temps bouché, il va employer des gris fluides qui voyagent dans le ciel ou qui font s’endormir de grandes étendues d’eaux lasses aux transparences floues.

L’artiste économise le rouge, et même ces bleu vert qu’il réserve aux rouleaux des marées atlantiques. Mais c’est sous le grand soleil, sous la canicule qu’il se régale, qu’il joue, Jouenne, des ocre, des fauves, des roux, des jaune paille et des jaune souffre montant jusqu’aux plus flamboyants orange.

Personne n’est plus solaire que lui » ! Et de souligner : « Gros consommateur de pâte  Jouenne se garde de trop préciser. Il suggère, il livre l’essentiel de la forme et du mouvement. Puissant, il n’est pas lourd. Cinq ou six plans lui assurent le plus souvent des profondeurs qui laissent circuler l’air et la lumière, qui permettent aux vents de se déchaîner, de tordre tout ce qui dresse à la verticale et n’a pas la résistance au temps des grandes horizontales qu’étirent la terre ou l’océan. »  

A LA POURSUITE DES GRANDES HORIZONTALES, ENTRE TERRES ET OCEANS

En 1991, Michel Jouenne est distingué et intègre le corps des peintres de la Marine Nationale. De fait, dès 1964, c’est la lumière crue du Midi qui l’aimante, d’abord à La Colle-sur-Loup.

C’est au milieu des fruitiers qu’il plante son chevalet des jours durant faisant fi de la chaleur épaisse.

Puis bientôt, sous ses doigts, ce sera l’Espagne soufrée. L’Algérie verte et jaune. L’Egypte ocre et brune. Le Portugal bigarré, et toujours plus avant, à la conquête de la rotondité du globe : l’Asie, les U.S.A et ses mégalopoles de verres.

Les expositions et les commandes se succèdent. La reconnaissance et de multiples prix lui rendent hommage.

Pourtant, c’est en Provence, au cœur des Alpilles, dans le charmant village d’Eygalières qu’il établit ses villégiatures estivales.

« J’aime cette terre lourde, transparente et secrète à la fois » confit-il gourmand.

Il se fera donc passeur des secrets et des charmes de la Provence, pour le plus grand bonheur des collectionneurs de notre région.

 SUGGERER PLUTÔT QU’AFFIRMER, SEUL BUT DE FAIRE RÊVER  

Là est le credo, la boussole de ce voyageur de la pâte et de la couleur.

Et, de fait, contempler une toile de Michel Jouenne, c’est voir émerger le présent qui l’a fait naître. Tout grand peintre est d’abord et toujours un illusionniste !

Ce sont justement les touches plus ou moins hasardeuses, dont on devine le geste qui en est l’origine, qui convient à l’émotion.

La perception de la trace de ce geste visible dans une œuvre, renvoie le spectateur à ses propres facultés motrices. C’est ainsi que le spectateur participe au processus de création. En percevant la gestuelle figurative de Michel Jouenne, il reconstruit mentalement et à la sensation de participer à la trituration de la matière picturale qu’a utilisé l’artiste.

Notre vision est toujours altération. L’image qui se projette sur notre rétine est floue, terne, plate et inversée

Dès lors, toute interprétation, toute vision est, a fortiori celles qui nous bouleversent, dépendante de notre expérience, de notre mémoire, de notre état émotionnel et attentionnel.

Ainsi, le grand artiste est celui qui embarque le spectateur dans son urgence émotionnelle, celle-là même qui lui a fait saisir couteaux, toiles et brosses !

Il laisse son contemplateur pantois devant les rugissements de la mer ou le velouté de la nature en éveil.

MICHEL JOUENNE EST EXACTEMENT DE CEUX LA

La trace de sa facture, ses accidents de couteaux ou de brosses sont justement ce qui donne fraîcheur et justesse à son expression picturale.

Au crépuscule de sa vie, Michel Jouenne a rempli sa mission créatrice. Ses innombrables toiles sont autant de vestiges de son action d’aimer, alors ce qu’il confie prend tout son sens.

 « Pour moi, vivre c’est peindre mais aussi, peindre c’est vivre. Deux actions qui se conjuguent, sans équivoque, seulement au présent. »  

LES HONNEURS DE LA MARINE

En 1991, Michel Jouenne était admis à rejoindre le corps prestigieux des Peintres Officiels de la Marine Nationale. C’est au ministre de La Défense que revient le choix d’offrir ce titre, sur proposition du jury du Salon des peintres la Marine. Cette brillante distinction offre au récipiendaire la prérogative d’embarquer à bord de navires de guerre —et d’ainsi pouvoir observer, durant de longs mois, tant les manœuvres de la mer que celles des hommes de bord—, de bénéficier d’une exposition annuelle au Salon Officiel de la Marine, ainsi que du privilège de faire suivre d’une ancre marine leur signature sur la toile.

Beaucoup de grands noms de l’histoire de la peinture ont précédé Michel Jouenne, tel Albert Marquet, ou encore Paul Signac et Félix Ziem.

IL PARTAGE AVEC CES DERNIERS LA PASSION POUR L’ELEMENT LIQUIDE ET L’ATMOSPHERE SOUFRE DE LA PROVENCE

Mais l’on sait peu que cette heureuse initiative débute sous la Restauration, par une ordonnance de Charles X.

En 1827, le musée du Dauphin voit le jour, premier musée naval auquel succédera l’actuel musée de la Marine Nationale, sis au Palais de Chaillot, dans les jardins du Trocadéro à Paris.

De 2 artistes en 1830, le corps des peintres de la Marine en comptera 32 en 1900, et, de nos jours, ce sont une quarantaine d’élus qui enrichissent du talent de leurs œuvres et du prestige de leur signature, le fonds des collections de ce noble musée.

Jouenne, comme ses illustres prédécesseurs, fiancés au ressac, y témoigne à jamais de son attachement à la grande capricieuse.

L’ADIEU A MEUDON

Michel Jouenne nous regarde, de ce regard dense et aiguisé qui s’est posé sur tant de paysages. Défilent en lui ses multiples vies.

Au seuil de son épilogue, ce n’est pas tant son œuvre qui le préoccupe. Michel Jouenne sait pouvoir compter sur ceux qui l’aiment.

Non. Il s’enquiert du devenir de Paul, son petit-fils, de ses enfants vivants, ses fils Christian, et Bernard, et de tous ceux qu’il laissera un jour, hélas, orphelins.

Lautremag.news prend congé. On referme et vous avec nous, la porte de l’atelier sur l’intimité de cet artiste d’exception qui durant quelques heures nous a livré quelques-uns de ses plus profonds secrets.

3 jours après, Michel Jouenne s’en est allé rejoindre le ciel par-dessus le toit, si bleu, si calme …Tel que le chantait Verlaine, peintre des mots.

A.A