Corinne Lepage, l’exigence pour la nature
La route est un peu sinueuse, presque sèche malgré l’orage qui a surpris la nuit précédente. Au fin fond des Cévennes, Corinne Lepage a élu domicile quand Paris ou le monde ne l’appellent pas. Elle y séjourne régulièrement avec son mari, Christian Huglo, ses enfants, ses petits-enfants, des amis de passage. Les tablées sont chaleureuses, comme l’accueil. Oui, on se sent bien chez la grande avocate, défenseure de la nature, ancienne ministre de l’Environnement, aujourd’hui à la tête de nombreuses fondations et associations.
Petite fille, elle vit à Paris. Son père est « nez » chez Rochas. Elle a gardé des souvenirs intacts, comme si le film défilait devant ses yeux quand elle se remémore à haute voix « les mouillettes, ces petites languettes en carton blanc très fines qui traînaient partout dans la maison. » Elle se souvient de nombreuses odeurs et, parmi celles qu’elle préfère, l’odeur de la Provence.
Que sent la Provence ?
« Un mélange de lavande, de soleil, de chaleur : la Provence est très odorante. »
La vie est-elle histoire de hasard, de rencontres ou de destin ?
Elle n’y répondra pas mais évoque « le hasard de circonstances » pour son entrée dans le monde de la justice. « Petite fille, je ne souffrais pas l’injustice » Comme la plupart des enfants, sans doute. Après un mai 68 très actif, au coeur des comités lycéens, à adorer la philosophie, elle étudie le droit et Sciences Po. Corinne LEPAGE reçoit les félicitations du jury en 1971. Mais elle est collée à l’oral de l’ENA (École de la haute administration).
« La grande chance de ma vie », sourit-elle, preuve qu’on peut faire d’un échec un chemin de vie. Et quel chemin !
Premier mariage à l’âge de 21 ans. Première collaboration avec des avocats de la Cour de cassation. Premier enfant, une fille, en 1975. Et première grosse affaire en 1978 avec l’Amoco Cadiz, grâce à Christian Huglo, avec qui elle s’associera puis se mariera. Elle traverse cette affaire terrible, véritable traumatisme pour une société française qui découvre alors la pollution pétrolière sur les côtes bretonnes.
Entre 1983 et 1995, elle travaille sans relâche tout le droit nucléaire français et s’engage en tant qu’avocate auprès de très nombreuses collectivités locales. Ce parcours, rempli de travail, de dossiers, d’heures plongées sans relever la tête dans les affaires de droit d’environnement… À faire en sorte que le monde ne soit pas pire demain, Corinne Lepage l’a mené avec passion et rigueur, sans jamais se laisser envahir par la lassitude. Un parcours qui, un jour de 1995, la fait entrer au gouvernement et finalement dans la vie de tous les Français.
Votre premier engagement politique a-t ’il changé le cours de votre vie ?
En 1989, je suis élue à Cabourg (Calvados). Très bien élue, même. Et je suis nommée adjointe à l’Environnement et à l’Urbanisme. Problème, je découvre assez rapidement que des illégalités et même des malversations ont cours ; je décide de les combattre. Le maire d’alors sera condamné et la ville hélas endettée pour longtemps. Le sujet de la corruption ne m’a jamais quittée depuis. Finalement, ces événements m’ont donné l’opportunité d’être très au fait de la réalité du fonctionnement démocratique, pour en dénoncer les abus.
Vous racontez tout faire, tout décider avec votre mari Christian Huglo…
Avec Christian, on fait tout ensemble. Je n’ai jamais pris une décision sans lui en parler d’abord. Nous avons toujours beaucoup travaillé, lui et moi. Entre 1989 et 1995, avec deux enfants jeunes et le cabinet d’avocats, je me suis accrochée. Le conseil municipal à Cabourg avait lieu le mercredi soir. Je faisais l’aller-retour, je rentrais à Paris à 4h du matin ! Christian, lui, enseignait à Metz en droit public puis à Paris I. De mon côté, j’ai également été maître de conférences à Sciences Po, où j’enseignais le droit public en 3e année de service public, seule de mon espèce aux côtés de mes collègues, membres du Conseil d’État. Début 1995, en pleine tourmente cabourgeaise, je dis à Christian que je vais être ministre. Ça fait même trois mois que je lui casse les pieds. Il me répétait en souriant : « Arrête de fantasmer ! tu n’appartiens à aucun parti politique. » Je crois que j’ai eu une forme de prémonition.
Et c’est donc en 1995 que vous devenez ministre. Racontez-nous…
J’ai été ministre sous le gouvernement Juppé, après l’élection de Jacques Chirac en 1995. Ce dernier, je le rencontre pour la première fois le 8 mars, lors d’un déjeuner organisé à la mairie de Paris. Il y a autour de la table des femmes qui ont à leur actif une certaine réussite dans différents domaines. Je prends un peu la parole. Et l’on me demande de contribuer à la campagne présidentielle.
Chirac est élu. Je reçois un coup de fil : Juppé veut vous voir.
Alain Juppé, Premier ministre, me convoque et après une heure d’entretien me propose d’entrer au gouvernement sans me donner plus de détails. Ma réponse est rapide, franche : c’est oui. J’ai 36 heures pour tout organiser. Ma vie de famille, mes dossiers au cabinet que nous ne pouvons garder pour des raisons évidentes de déontologie. Je mets Christian dans la panade. Être ministre, ça ne se refuse pas.
Quelle relation avez-vous entretenu avec Alain Juppé et les autres ministres ?
Dans le gouvernement Juppé, je suis la première femme dans l’ordre protocolaire, mais je suis une « bleue », nommée au titre de la société civile. Et je suis surprise de beaucoup de choses. J’avais l’impression que les décisions étaient prises en suivant la règle du billard à 40 bandes, après des stratégies, des stratagèmes, des réflexions très pointues. En réalité, pas tant que ça. Les petits jeux, souvent éloignés de l’intérêt général, guident beaucoup de choix.
C’est difficile de résumer les relations que j’ai pues alors entretenir avec mes collègues. Je n’avais guère de poids politique à l’époque et je me retrouvais souvent autour d’une table avec des hommes dont quelques-uns étaient phallocrates ! J’ai toujours été féministe… Parfois, ça clashait, d’autres fois non !
Vous avez même appartenu aux « fameuses » Juppettes ! Quel souvenir en gardez-vous ?
Souvenez-nous que les Juppettes, ce surnom ridicule donné aux ministres femmes, venaient après la Balladurette, la prime auto sous Balladur. La plupart des femmes ont été démissionnées, sans ménagement. Je m’étais alors exprimée publiquement, alors que je restais ministre : j’avais trouvé cette façon de faire lamentable. Tout cela m’a conduite à me battre pour la parité en politique. J’ai participé au groupe des 10 pour la parité. Ainsi, une fois par mois, je déjeunais au Bourbon, un restaurant en face de l’Assemblée nationale, avec des femmes, de droite et de gauche, comme Simone Veil, Michèle Barzac, Edith Cresson ou Yvette Roudy.
Quelles sont vos plus grandes réussites en tant que ministre de l’Environnement ?
Je peux citer sans hésiter le moratoire contre les OGM (Organismes génétiquement modifiés). Et la loi sur l’air, qui ne s’est appliquée que 20 ans plus tard, aux forceps ! Des moments humainement très durs. J’ai la sensation d’avoir fait un peu le Grenelle de l’Environnement avant l’heure, en mettant tout le monde autour d’une table, en écoutant toutes les parties en présence, des médecins jusqu’aux pétroliers. J’ai également obtenu l’interdiction de pesticides, même si j’ai aussi, hélas, échoué sur un polluant.
Et vos échecs, du moins vos regrets.
Je parlerais du bras de fer sur le nucléaire. J’ai eu à faire face à du sabotage, de la misogynie, une forme de procès en incompétence. Et si j’en ris un peu aujourd’hui, croyez-moi, ça a été très difficile. Avec une jolie conclusion et un édito dans Le Monde, signé Pierre Georges, dans lequel il écrivait ceci : « Elle n’est ni de droite ni de gauche. Elle défend le seul intérêt général. »
Comment voyez-vous la politique aujourd’hui ?
Les politiques, dans leur immense majorité et pour des raisons diverses, n’ont plus en tête les priorités de leur population. Les gens demandent prioritairement à pouvoir vivre, à ne pas être malade, à travailler et éduquer convenablement leurs enfants. On constate un océan entre les paroles et les actes. La parole publique, c’est un lien de confiance entre le citoyen et le politique et elle n’a aujourd’hui guère plus de valeur. Puisqu’elle n’est pas suivie d’effet. Mais je vois que les gens s’organisent différemment. Ils se prennent en charge, notamment dans le secteur de l’environnement. Parlons des circuits courts, des Amaps, des initiatives écologiques, de l’électricité verte etc. Les choses changent par la société civile, collectivités locales et entreprises du Nouveau Monde inclus.
Concernant les politiques, je pense que nombreux sont ceux qui, comme moi, sont « à bout de confiance. » C’est d’ailleurs le titre d’un essai que j’ai sorti en novembre 2017.
Vous êtes très engagée dans la défense de la nature. Et de l’humanité !
Je continue de diriger Cap 21 mais aujourd’hui, mon activité, c’est le droit. C’est par là que l’on peut faire bouger les choses. Et il y a toutes mes activités associatives.
- Le Criigen (Comité de recherche et d’information indépendantes sur le génie génétique) créé en 1998,
- Le mouvement des entrepreneurs de la nouvelle économie (2015),
- Les Amis de la déclaration universelle des droits de l’humanité.(2016)
Tout cela me passionne et progresse.
Pourquoi une déclaration universelle des droits de l’humanité ?
L’idée était de créer un texte acceptable par les195 États des Nations-Unies tout en marquant un véritable progrès. Cette déclaration a vu le jour désormais et nous aspirons à la faire adopter par le plus grand nombre. Des très nombreuses villes, des dizaines de barreaux, une soixantaine d’ONG, des universités, des entreprises, des organisations internationales sub-étatiques l’ont déjà adoptée. Ce n’est qu’une Déclaration mais le droit souple progresse dans le monde. C’est donc une première étape, comme l’a été il y a trente ans la Déclaration des droits de l’enfant qui a ensuite donné lieu à la Convention des droits de l’enfant vingt ans plus tard. De même, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 n’est qu’une déclaration mais elle a imprégné notre droit depuis un demi-siècle.
Je préside également une association internationale qui s’appelle
- WECF (Women engage for a common future),
- Et enfin, la dernière-née, Justice Pesticides.
Une association dont l’objectif est de rendre publiques toutes les décisions rendues dans le monde en matière de pesticides pour permettre à tout un chacun gratuitement d’avoir accès à ces décisions. Et de pouvoir faire progresser le droit dans le monde.
- Et j’ai été pendant plus de 15 ans administratrice de transparency Interntional
Ce sont des contre-pouvoirs. Ce sont même de vrais pouvoirs. Je travaille aujourd’hui avec des faiseurs, pas avec des parleurs !
Votre livre préféré
« À la recherche du temps perdu » J’adore Marcel Proust. Les questions de transmission, de mémoire, de tradition sont des choses importantes pour moi. Il décrit un monde perdu dont je ne me sens finalement pas si éloignée que ça. C’est le début du 20e siècle. Je suis née au milieu de ce siècle. Le mécanisme de la mémoire chez Proust me dit quelque chose de la manière dont je fonctionne. Je suis une libérale mais je pense que la tradition est quelque chose de fondamental ; le déracinement de l’homme contemporain est une catastrophe absolue. Quelqu’un qui ne sait pas d’où il vient ne sait pas où il va. Enfin, Proust, c’est une langue admirable.
Le film culte
« Le Président », d’Henri Verneuil. Et d’un genre très différent mais que je revois toujours avec autant de bonheur, c’est « Papy fait de la résistance ». J’adore. Ça me fait mourir de rire. C’est bête comme chou mais ça me fait rire. J’aurais pu vous citer la Nouvelle vague. Ou « Persona » de Bergman. Et « À travers le miroir ».
Votre actrice et acteur préférés
Emma Thompson. Guillaume Canet. Mélanie Laurent. Ils jouent bien. Et Grégory Fitoussi. Je le trouve très beau.
Votre chanson favorite
« L’aigle noir », de Barbara. Je ne l’ai jamais vue en concert. Cette femme me plaît. Cette chanson m’émeut quand je l’entends.
Votre dernier repas idéal
J’aime le Bourgogne. Un bon Bourgogne rouge, en commençant avec un Sauternes. Avec comme plat… Le chocolat. Même si j’essaie de ne pas trop en manger. Et j’aime beaucoup les ris de veau !
Vos caractéristiques
Plusieurs choses me sont intolérables. Tout d’abord, il ne faut pas venir toucher à ma famille. Ensuite, me traiter de malhonnête. Là, je monte au cocotier. Enfin, l’injustice. Je suis entière et je n’ai pas très bon caractère ! Mais je suis aussi plutôt une bonne pâte… Généreuse. Très exigeante aussi, d’abord avec moi, mais aussi avec les autres.
Votre passion secrète
Le point compté. Ça demande une concentration complète et vous ne pouvez pas vous tromper. Ça nettoie complètement la tête.
Votre plus grande fierté
Mes enfants, ma famille.
Votre phrase fétiche
« Dans la vie, il y a deux catégories d’individus : ceux qui regardent le monde tel qu’il est et se demandent pourquoi, et ceux qui imaginent le monde tel qu’il devrait être et qui se disent : pourquoi pas ? » George Bernard Shaw